Robert Badinter In Memoriam
Comme tous les membres de la communauté juridique et judiciaire, j’ai ressenti une grande tristesse en apprenant la mort de Robert Badinter. J’ai préféré laisser les réactions immédiates à toutes celles et tous ceux qui avaient qualité pour le faire. Qu’il me soit permis, à la veille de l’hommage national, de dire humblement quelques mots.
J’ai eu l’honneur et la chance de rencontrer Robert Badinter à plusieurs reprises au cours de mon existence.
Je conserve tout d’abord un souvenir vif de Robert Badinter lorsqu’il était président du Conseil constitutionnel, alors que je commençais mes voyages aux États-Unis auprès de la Cour suprême. A la différence de mes confrères français, qui y voyaient une démarche excentrique, il s’intéressait beaucoup à mon itinéraire américain. La gentillesse est une qualité de l’intelligence disait Voltaire. Il n’en manquait pas à l’égard d’un jeune avocat qui venait lui raconter ses pérégrinations. Il me recevait en fin d’après-midi dans son bureau au Palais Royal, à chaque fois que je rentrais de Washington ; j’étais toujours frappé par son intelligence très vaste, sa fermeté de caractère et sa grande élégance, aussi bien physique qu’intellectuelle. Nous prenions le thé et nous parlions des États-Unis, où il avait été formé après la Seconde guerre mondiale, et de la France, qu’il aimait tant. Il connaissait parfaitement le lien messianique entre nos deux pays, ce que nous avions construit ensemble entre 1750 et 1787, et la jurisprudence de la Cour suprême. Nos conversations étaient longues, empreintes de personnages fondateurs de la philosophie politique moderne, Montesquieu, Jefferson, Lafayette, Madison, Condorcet…. Nous parlions aussi bien sûr du contrôle de constitutionnalité a posteriori, inventé par la Cour suprême des États-Unis en 1803. Il était très attaché à ce projet français que l’on appelait l’exception d’inconstitutionnalité, qui suscitait à l’époque l’hostilité de la classe politique et de la majorité des juristes. Il savait que le légicentrisme hexagonal devait être combattu, pour enfin soumettre le législateur à des principes supérieurs et être protégé contre la tyrannie d’une majorité.
Plus tard, je l’ai connu comme justiciable, dans une période de ma vie où j’avais été confronté à une grande injustice. Robert Badinter a répondu immédiatement présent pour me défendre. Son seul nom fit reculer mes détracteurs. Il fut être d’une grande humanité, révolté par la barbarie humaine, intérieurement dressé contre l’ignorance, la violence et l’injustice. Il était insensible au conformisme, détestait les conservatismes et était toujours prêt à affronter les institutions, si celles-ci commettaient une injustice.
Enfin, au-delà de son engagement majeur pour la sauvegarde des droits fondamentaux, Robert Badinter fut un grand et vrai juriste. Il avait une écriture remarquable, puissante et serrée, exigeante, nourrie par une vaste culture juridique qui allait du droit des affaires, sa première vocation, au droit pénal, en passant bien sûr par le droit constitutionnel.
Il nous manquera beaucoup ; il restera pour les juristes français un exemple de rigueur intellectuelle et de courage dans l’exercice de la défense.
Il demeurera pour toujours, selon les mots d’Ezra Pound qu’il aimait lire, dans l’esprit où vit notre mémoire.
François-Henri Briard