Utilisation des lanceurs de balles de défense (LBD) et liberté de manifester : une illustration rigoureuse et réaliste du contrôle de proportionnalité opéré par le juge administratif
Le juge administratif, garant des libertés publiques
Sécurité et liberté : dans un État de droit, le maintien de la première est nécessaire à la garantie de la seconde. Le contrôle de l’équilibre à établir entre ces pans inséparables de notre démocratie est assuré par le juge des libertés fondamentales – le juge constitutionnel comme le juge administratif.
Le Conseil constitutionnel, né en 1958, en avait fait une application topique dans sa décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981 dite, précisément, « Sécurité et liberté », où il avait affirmé (§ 56), à propos des contrôles d’identité, « que la recherche des auteurs d’infractions et la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes et des biens, sont nécessaires à la mise en œuvre de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ; que la gêne que l’application des dispositions de l’alinéa 1er précité peut apporter à la liberté d’aller et de venir n’est pas excessive, dès lors que les personnes interpellées peuvent justifier de leur identité par tout moyen et que, comme le texte l’exige, les conditions relatives à la légalité, à la réalité et à la pertinence des raisons motivant l’opération sont, en fait, réunies ».
Garantie de la sécurité des personnes et des biens, l’ordre public, comme le rappelait Pierre Mazeaud (« Libertés et ordre public », 2003), est regardé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme le « bouclier » de certaines des plus fondamentales de nos libertés : « La prévention des atteintes à l’ordre public est nécessaire à la sauvegarde de droits de valeur constitutionnelle ».
Le juge administratif a quant à lui eu l’occasion d’opérer ce contrôle de proportionnalité dès le début du XXe siècle. C’est alors en tant que juge pour excès de pouvoir qu’il avait analysé, dans sa célèbre décision Benjamin du 19 mai 1933, la légalité d’une mesure de police – l’interdiction d’une réunion – à l’aune de l’atteinte qu’elle portait à la liberté de réunion.
Depuis cette décision, c’est avec constance et réalisme que le Conseil d’État veille à l’équilibre entre l’exigence du maintien de l’ordre public et de la sécurité des personnes avec le nécessaire respect des libertés collectives, dont la liberté de réunion, mais aussi la liberté de manifestation
L’office du juge du référé liberté
Le référé liberté, créé par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, permet au juge administratif, saisi comme juge des référés au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, et à la condition d’être en présence d’une situation d’urgence, « d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »
Constituent des libertés fondamentales au sens de cet article le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, garanti notamment par l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE réf., 23 novembre 2015, Ministre de l’Intérieur et Commune de Calais, n° 394540, 394568, Rec., droit parent du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine), mais aussi la liberté de réunion (CE 30 mars 2007, Ville de Lyon, n° 304053, Rec. T. 1013) et la liberté de manifestation. Dans son ordonnance du 5 janvier 2007 (Ministre de l’Intérieur c/ Association Solidarité des Français, n° 300311), le Conseil d’État statuant comme juge du référé liberté avait posé que « le respect de la liberté de manifestation ne fai[sai]t pas obstacle à ce que l’autorité investie du pouvoir de police interdise une activité si une telle mesure est seule de nature à prévenir un trouble à l’ordre public ».
Dans les trois ordonnances rendues ce 1er février 2019 (n° 427386, Union Départementale de Paris du Syndicat de la Confédération Générale du Travail ; n° 427390, Confédération générale du Travail et autres ; n° 427218, M. A. A. et autres), le Conseil d’État, statuant comme juge du référé liberté, n’était cette fois pas saisi d’une mesure de prévention d’un trouble à l’ordre public, mais d’une mesure de sauvegarde de l’ordre public, c’est-à-dire lorsque le trouble est d’ores et déjà constitué : cette mesure consiste en l’utilisation, par les forces de l’ordre, de lanceurs de balles de défense (LBD) au cours des manifestations des « gilets jaunes ».
Une décision édifiante et rigoureuse
Le LBD de 40 mm utilise un projectile conçu pour se déformer ou s’écraser à l’impact afin de limiter le risque de pénétration dans un corps vivant, tout en gardant une puissance d’arrêt suffisante pour dissuader ou arrêter un individu. Il s’agit d’une arme sublétale qui n’a par définition ni pour effet ni pour vocation de tuer sa cible. Le LBD de 40 mm est donc souvent décrit comme un compromis entre le contact physique, particulièrement dangereux tant pour les policiers que pour les manifestants, et le recours à des armes plus puissantes ou moins précises, à l’instar des grenades ou du flashball.
Des organisations syndicales ainsi que des personnes ayant pris part aux manifestations des « gilets jaunes » ont saisi le tribunal administratif de Paris, statuant comme juge des référés, afin qu’il ordonne au préfet de police de Paris d’interdire ou de suspendre l’utilisation des LBD au cours de ces manifestations. Selon ces requérants, l’usage de ces armes, qui n’obéit pas à une réelle nécessité, serait disproportionné par rapport aux buts poursuivis et porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester ainsi qu’au droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants.
L’audience publique au Conseil d’État a duré plusieurs heures, ce qui a permis à la Haute Juridiction de procéder à une instruction minutieuse, en dépit de la célérité avec laquelle le juge du référé doit rendre sa décision.
Sans qu’il fût nécessaire de se prononcer sur ce débat technique autour du LBD, le Conseil d’État a tout d’abord pris soin de rappeler que les conditions d’utilisation de cette arme étaient strictement encadrées tant par le code de la sécurité intérieure que par les instructions du ministre de l’Intérieur adressées aux services de la police nationale et aux unités de gendarmerie. L’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure dispose en effet que de telles armes ne peuvent être utilisées par les forces de police qu’« en cas d’absolue nécessité et de manière proportionnée », en particulier lorsque deux sommations de se disperser sont demeurées sans effet. De plus, les instructions ministérielles encadrent d’une manière particulièrement précise les conditions d’utilisation du LBD. Par exemple, le tireur doit s’assurer que les tiers se trouvent hors d’atteinte et, lorsque les circonstances le permettent, éviter de recourir au LBD quand la personne présente un état de vulnérabilité manifeste. L’instruction énonce également que la tête ne doit jamais être visée et que le tireur doit privilégier le torse de préférence aux membres supérieurs et inférieurs. Enfin, ces conditions s’accompagnent désormais d’une obligation pour les forces de l’ordre de filmer les conditions dans lesquelles le LBD est utilisé.
Un tel encadrement témoigne bien de ce que l’usage du LBD n’a pas, par lui-même, pour objet de faire obstacle à la liberté de manifester ou d’infliger des traitements inhumains et dégradants : cet usage est strictement limité « à la sauvegarde de l’ordre public, notamment afin de dissiper les attroupements lorsque des violences ou voies de fait sont exercées contre les représentants de la force publique ou lorsque ces derniers sont dans l’impossibilité de défendre autrement le terrain qu’ils occupent ».
Faisant ensuite usage du réalisme qui caractérise son contrôle de proportionnalité, le Conseil d’État a admis que l’usage du LBD lors des manifestations des « gilets jaunes » avait pu provoquer des blessures graves. Toutefois, le juge des référés a constaté que, contrairement aux allégations des requérants, rien ne permettait d’établir que les autorités avaient eu l’intention de ne pas respecter les conditions d’utilisation de cette arme ou que ces conditions ne pouvaient pas, par nature, être respectées lors de ces manifestations. Le juge a ajouté que les manifestations, qui se sont répétées chaque samedi depuis le mois de novembre 2018, avaient été le théâtre de violences et de destructions d’une particulière intensité, de sorte que « l’impossibilité d’exclure la reproduction de tels incidents au cours des prochaines manifestations rend nécessaire de permettre aux forces de l’ordre de recourir à ces armes, qui demeurent particulièrement appropriées pour faire face à ce type de situations, sous réserve du strict respect des conditions d’usage s’imposant à leur utilisation, qu’il appartient tant aux autorités nationales qu’aux responsables d’unités de rappeler ».
Le juge des référés du Conseil d’État a tiré le bilan de ce contrôle en estimant qu’« en l’état de l’instruction, l’usage du LBD de 40 mm ne [pouvait] être regardé comme de nature à caractériser une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester et au droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants » ; il a, par suite, rejeté les requêtes dont il était saisi.
Ces ordonnances sont l’expression de la rigueur juridique édifiante, garante de l’État de droit, avec laquelle le juge des référés a mis en balance la sécurité et la liberté, dans un climat social particulièrement tendu. Elles donnent une illustration éminemment actuelle de la Pensée de Pascal selon laquelle « La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. »
Cabinet BRIARD
Floriane BEAUTHIER de MONTALEMBERT, Avocat au Barreau de Paris
Vianney LEROUX, Élève-avocat