L’État est-il responsable du départ de mineurs vers la Syrie ?
« Et puis est retourné, plein d’usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge. »
Joachim du Bellay, « Heureux qui, comme Ulysse », Les Regrets
La frontière dérive étymologiquement du « front », la technique militaire consistant à aligner des soldats en position de bataille faisant face à l’ennemi. La connotation martiale du terme a longtemps prévalu jusqu’à céder le pas, au XIXe siècle, à une conception plus spirituelle et pacifique. Il n’était en effet plus question d’étendre les frontières mais de les dépasser, de s’en aller aux confins du monde civilisé pour se retrouver, se construire et revenir, parmi les siens, en homme accompli. Il s’agit évidemment du mythe du voyage initiatique pratiqué par les jeunes aristocrates anglais qui parcouraient avec émerveillement un monde barbare. C’est cette seconde conception de la frontière qui prédomine désormais dans nos sociétés que ce soit d’un point de vue philosophique, économique, littéraire et bien sûr juridique.
Le début de ce siècle et les dangers qu’il charrie, au premier rang desquels figure le djihadisme, remettent drastiquement en cause ce système de représentation et tendent progressivement à réinvestir l’État de sa mission de « faire front », de rétablir les limites afin de protéger les plus faibles, parfois contre eux-mêmes.
L’absence d’obligation générale d’exiger une autorisation de sortie du territoire pour les mineurs
Le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, a eu à connaître par deux fois, en décembre 2015 et en avril 2017, de recours de parents dont les enfants mineurs étaient partis en Syrie. Ces requêtes visaient, d’une part, à ce que l’abrogation en 2012 du dispositif d’autorisation de sortie du territoire soit jugée illégale et, d’autre part, à ce que l’État soit condamné pour avoir laissé partir leurs enfants sur des théâtres d’opérations militaires.
Depuis 1952, un mineur ne pouvait en effet quitter le territoire national en l’absence de ses parents sans être muni d’un passeport ou d’une carte d’identité et d’une autorisation de sortie du territoire. Après l’abrogation de cette autorisation en 2012, la seule détention d’une carte d’identité suffisait donc pour passer les frontières dès lors que le pays de destination n’exigeait pas de visa. Le caractère abrupt et pour le moins inconséquent de la suppression des autorisations de sortie du territoire au moment même où des jeunes gens ont commencé à partir vers la Syrie ne manque pas de surprendre. Pour ne rien arranger, il convient de préciser que le passage au passeport biométrique en 2006 a entraîné la fin de la possibilité d’inscrire les enfants sur les passeports de leurs parents et donc la multiplication des passeports individuels de mineurs.
Cependant aucune loi ni aucun règlement n’imposait un tel encadrement de la liberté de circulation des mineurs, l’autorisation de sortie procédait en effet d’une simple circulaire du 25 août 1952 et a disparu de la même manière en 2012. Pas plus qu’un principe constitutionnel, européen ou international issu de la Convention européenne des droits de l’homme ou de la convention de New York sur les droits de l’enfant n’exige l’institution d’une telle restriction.
Trouvaient dès lors à s’appliquer les articles du Code civil qui fondent l’autorité parentale et précisent que « l’enfant ne peut, sans permission des père et mère, quitter la maison familiale » (Article 371-3 du Code civil). De telles dispositions n’impliquent pas pour autant que l’État ait l’obligation de contrôler systématiquement le consentement des parents à ce que leur enfant quitte le territoire, et ce, pour deux raisons.
D’une part, parce que la possession d’un passeport, qui n’est délivré qu’en présence d’un titulaire de l’autorité parentale, indique l’accord du principe de celui-ci pour que le mineur passe les frontières, d’autre part, car le contrôle exercé par la police des frontières est proportionnel à l’âge du mineur et à la dangerosité de sa destination.
S’il n’existe donc pas d’obligation générale de mettre en place un système d’autorisation de sortie du territoire, subsiste, en revanche, à la charge de l’administration, le devoir de surveiller individuellement les mineurs quittant le territoire.
Dans l’affaire jugée en 2015 par le Conseil d’État, une jeune fille de 17 ans récemment convertie à l’islam était brusquement partie en Turquie munie d’un passeport et d’un billet d’avion à son nom. Après avoir relevé ces deux éléments, la haute juridiction a constaté que les fonctionnaires en charge du contrôle avaient bien vérifié le fichier national des personnes recherchées sur lequel elle ne figurait pas encore. Le Conseil d’État a par conséquent jugé que l’administration n’avait pas commis de faute de nature à engager sa responsabilité et que les parents ne pouvaient donc voir indemniser leur préjudice.
La restriction récente de la liberté de circulation du mineur
Abrogée en 2012, l’autorisation de sortie du territoire est de nouveau obligatoire depuis janvier 2017, pour tous les mineurs souhaitant se rendre à l’étranger sans une personne détentrice de l’autorité parentale. Cette volte-face législative s’inscrit dans un mouvement général de restriction de la liberté d’aller et venir des mineurs.
D’une part, l’interdiction de sortie du territoire avait été initialement conçue pour prévenir les risques d’enlèvement d’enfant en cas de litige et de séparation de parents de nationalités différentes ; c’est pourquoi elle n’était prononcée que par le juge des enfants ou le juge aux affaires familiales. Toutefois, et pour les raisons déjà évoquées, la loi du 3 juin 2016 a habilité le procureur de la République à prononcer de telles mesures non seulement pour des raisons de conflits familiaux mais dès lors que la sortie du territoire pourrait exposer le mineur à un danger quelconque, en ce évidemment compris, le risque qu’il rejoigne une zone de conflits.
Concernant indifféremment les mineurs et les majeurs, le ministre de l’Intérieur lui-même peut prononcer une interdiction de sortie du territoire pour ce même motif de prévention de déplacements à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes (Article L. 224-1 du code de la Sécurité intérieure). Cette dernière mesure est indubitablement plus attentatoire aux libertés dans la mesure où elle est prononcée par une autorité administrative et non par un juge ainsi qu’en raison de sa durée de 6 mois renouvelables qui excède de beaucoup l’interdiction de 2 mois maximum que peut prendre le procureur de la République en attente de la décision du juge des enfants.
D’autre part, l’opposition à la sortie du territoire constituait à l’origine une mesure provisoire et de courte durée destinée à attendre une décision judiciaire d’interdiction de sortie. À l’instar de cette dernière, elle vise désormais davantage les mineurs radicalisés que les risques d’enlèvement et sa durée est passée de 15 jours non renouvelables à 6 mois.
Le contrôle des mineurs en voie de radicalisation, charge grandissante pour sur l’État
Comme le veut un cliché popularisé par les comics américains, un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Ainsi, un tel renforcement de l’arsenal législatif et réglementaire tendant à un encadrement nettement plus strict des franchissements de frontières par les mineurs octroie certes des pouvoirs exorbitants à l’administration mais aussi le devoir de les utiliser à bon escient, sans quoi sa responsabilité peut être recherchée.
En matière de responsabilité de l’État, on distingue classiquement la faute simple de la faute lourde. Alors que les activités de service public présentant peu de difficultés peuvent conduire à ce que l’État dédommage l’administré lésé pour la commission d’une faute simple, les activités de service public plus délicates ne peuvent donner lieu à l’indemnisation qu’en cas de faute lourde.
Alors que l’ensemble des branches du droit de la responsabilité administrative converge vers un abandon de l’exigence d’une faute lourde, par exemple en matière d’activités de secours incendie (CE, 29 avril 1998, commune de Hannapes, n° 164012) ou de sauvetage en mer (CE, Sect., 13 mars 1998, Améon, n° 89370), les services de lutte contre le terrorisme n’ont pas connu une telle évolution.
C’est à l’occasion de l’attentat ayant coûté la vie à l’ambassadeur de Turquie sur le pont Bir-Hakeim à Paris que le Conseil d’État a précisé que la responsabilité des services de police pour carence dans la protection contre l’acte de terrorisme nécessitait de prouver l’existence d’une faute lourde de ces services (CE, 29 avril 1987, consorts Yener, n° 46313). Cette exigence a récemment été maintenue par la cour administrative d’appel de Marseille alors que la responsabilité de l’État était engagée pour les attentats de Toulouse perpétrés par Mohammed Merah.
Le rapporteur public de la cour administrative de Marseille, magistrat extérieur à la formation de jugement chargé de donner un avis sur l’affaire, a considéré que le maintien de l’exigence d’une faute lourde était souhaitable en raison, d’abord, de l’éclatement de la menace et de sa matérialisation qui contribuent à la difficulté de la tâche incombant aux services et, ensuite, de l’existence d’un fonds d’indemnisation des victimes de terrorisme, lesquelles n’ont donc pas à attaquer l’État pour être indemnisées. De sorte que la faute lourde découlerait ici d’une déduction en cascades, à savoir non seulement que les services aient eu la connaissance préalable d’un risque d’attentat mais aussi la connaissance de l’intensité de ce risque (CAA Marseille, 4 avril 2017, Chennouf, n° 16MA03663).
Si la mission consistant à prévenir le départ de mineurs vers la Syrie n’est pas stricto sensu assimilable à la prévention d’activités terroristes, elle n’en est pas moins parente ; s’est donc inévitablement posée la question de l’exigence d’une faute simple ou d’une faute lourde. Comme précédemment esquissé, l’obligation de rapporter une faute simple facilite grandement l’indemnisation de la personne ayant subi un dommage et sanctionne plus aisément les dysfonctionnements du service. Dès 2015, le Conseil d’État avait fixé le cadre applicable en optant pour la faute simple et, pour le cas particulier qui lui était soumis, n’avait pas retenu celle-ci au regard des éléments précédemment exposés. L’affaire jugée en 2017 présente des atours bien différents. La jeune fille avait déjà fugué à plusieurs reprises en compagnie d’un jeune homme recherché par la brigade antiterroriste, elle avait fait l’objet d’une audition par un magistrat avant d’être remise à ses parents, non sans avoir été inscrite sur le fichier des personnes recherchées.
Lors de sa nouvelle fuite la conduisant à prendre un vol à destination de la Turquie, ses parents avaient bien signalé sa disparition et vérifié que leur fille se trouvait bien sur ce fichier. Or, les services chargés du contrôle des frontières ne se sont pas opposés à son embarquement faute d’avoir consulté ledit fichier alors même qu’il s’agissait d’une mineure voyageant seule.
C’est cette carence que sanctionne le Conseil d’État et l’indemnité de 15 000 euros octroyée aux parents n’est aucunement la marque d’une déresponsabilisation des individus au profit du collectif. Elle signifie au contraire que pèse, dans un premier temps, sur les détenteurs de l’autorité parentale la lourde charge de veiller aux risques de radicalisation de leurs enfants ainsi que de la signaler aux autorités compétentes afin que, dans un second temps, l’État et ses services, parfaitement informés des risques, assument cette charge.
Elie Weiss, Avocat à la Cour, Cabinet Briard, Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.